mercredi 16 février 2011

Aimez-vous les histoires (2)

« La belle »
Enfin un sentiment de vacances : c'est l'air, plus doux, plus vibrant. S'asseoir à l'ombre des châtaigniers, loin de l'agitation touristique, boire un jus de raisin, comme ça, sans projet. Juste pour laisser couler le temps entre ses doigts. Ce matin, en descendant du refuge, Alain marchait en dansant, détaché de tout. Il y a des jardins en contrebas, des rangées de framboisiers et une grand-mère très affairée. Ces sentiers des Cévennes sont extraordinaires car ils ne vous font pas seulement promener dans la nature, vous entrez parfois dans l'intimité des gens. Ou presque. Et même dans leur histoire à travers tous ces murs a demi écroulés, les "mazets" abandonnés, les vergers envahis de végétation. On dirait toujours que des générations se sont succédées devant vous, avant que ce soit votre tour, à vous, de passer là. Il faut vraiment atteindre les premières bourgades pour revenir au présent, à la réalité, la réalité ordinaire, si peu propice au rêve.

Hier André avait décidé de s'échapper. Ca faisait longtemps qu'il y pensait. En fait c'était facile, il suffisait de le vouloir vraiment. Les autres n'étaient pas très malins. Mais, dans une prison, la plupart des prisonniers sont complices des gardiens : ils préfèrent le statu-quo, le confort si on peut dire, plutôt que le désordre, le scandale, le risque. Mais lui était décidé. Il s'est caché dans un container à linge, comme il l'avait vu faire à la télé, et quand il a pu sauter, hop ! La camionnette était déjà sortie de la ville et il reconnut vite les lieux. La nuit tombée il était déjà près de chez lui. Mais il ne voulait pas s'y arrêter, il prit le chemin qui montait derrière, entre les rochers. Sans lumière son pas était lent. Il tâtonnait malgré les étoiles. Peu à peu il a senti son coeur se mettre au rythme de la marche et son souffle s'apaiser. Il ne faut pas craindre l'obscurité quand on marche la nuit, il faut faire confiance aux perceptions qui remplacent la lumière : le sol, l'herbe, l'ombre des arbres, la clarté des rochers, le chaud et le froid... Donc il montait et n'avait laissé derrière lui ni empreintes ni messages.

En reprenant sa route, Alain se sentait comme un elfe grisé par la fraîcheur des mousses et l'odeur mentholée. Le chemin fait sa trace et il faut le laisser vous guider dans l'espace, entre les arbres : car il n'est pas seulement une marque au sol mais une colonne d'air libre qui avance vers vous et vous aspire, de plus en plus souple, léger, aérien. Ne penser à rien, se laisser porter. Quel plaisir !

André sortit des arbres, longea les longues tiges de genêts jusqu'à la crête de rochers. Là il s'arrêta un moment pour caler son dos dans un creux encore chaud et étendre ses jambes. Il ne fumait plus depuis longtemps mais il aurait aimé sortir une pipe de sa poche, à ce moment même. Il la sentait presque au creux de sa main. Il l'aurait portée à ses lèvres. En soupirant, il ferma les yeux. Il retrouvait tous les parcours de sa jeunesse sur ces chemins parcourus mille fois. Il sentait presque l'air de juin qui enflamme les coeurs quand l'énergie du printemps les emporte. Cette fois, rien ne l'arrêterait. Il sentait la lame de son couteau de berger dans son vieux pantalon bleu. Des bagarres, des coups durs, il savait ce que c'était. Il était prêt à tout. Personne ne se mettrait plus en travers de sa route. Maintenant la course était finie. Comme toujours le chemin était meilleur que le but à atteindre.

Vers onze heures Alain atteignit un promontoire rocheux qui lui permit de découvrir d'un coup la vallée dans toute sa longueur. Un long versant ombragé s'ouvrit devant lui, très encombré de hautes tiges de genêts. Quel maquis ! Il pouvait y avoir n'importe quoi devant lui, il ne le verrait quand tombant dessus ! Des sangliers, des chevreuils, des cerfs peut-être. Se trouver tête à tête avec un sanglier, hum ? La campagne était étrangement silencieuse : les chants d'oiseaux, les stridulations d'insectes s'étaient tus. Il s'engagea dans un défilé plus étroit le long d'un mince ruisseau presque à sec. Cette fois-ci c'est son coeur qu'il entendait battre. Il fallait respirer longuement, profondément. L'ombre était fraîche et comme... habitée. Il regarda autour de lui un peu nerveusement. Des bruits semblait-il ?

Quand le vallon s'élargit, il aperçu quelques personnes qui avançait d'un pas décidé en contrebas. Un groupe de marcheurs avec... Des pompiers ou des gendarmes ? Des uniformes en tout cas. Un peu plus bas ils se croisèrent :

- "Vous n'avez vu personne en descendant " ? C'était bien des pompiers. "Non, personne, pourquoi ?"

- "Nous sommes à la recherche d'un vieux monsieur qui s'est enfui de la maison de retraite du village. On pensait qu'il était rentré chez lui. Mais non. Alors on cherche tout autour".

- "Ah bon mais, pourquoi serait-il monté jusqu'ici ?".

- "Ca arrive, les vieux qui s'enfuient retournent sur leur pas. Sur les chemins de leur jeunesse."

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