lundi 15 août 2011

Mirage grec


"Bon Dieu oui, ça me plaît !" me répétais-je sans fin, pendant que, appuyé au bastingage, je laissais le mouvement et la pagaille entrer en moi. Je m'adossai pour regarder le ciel. Jamais je n'avais vu son pareil. Une magnificence. Je me sentais complètement détaché de l'Europe. Je venais d'entrer dans un nouveau royaume, en homme libre - tout s'était conjuré pour donner à cette expérience un caractère unique et fécond. Dieu, que j'étais heureux. Mais heureux avec, pour la première fois de ma vie, la pleine conscience de mon bonheur. Etre heureux, simplement, ce n'est pas mal ; savoir qu'on l'est, c'est un petit mieux ; mais comprendre son bonheur, en savoir le pourquoi et le comment, et le sens, connaître l'enchaînement des événements et des circonstances qui en sont la cause, et continuer à être heureux, heureux de l'être et de le savoir, ma foi, cela dépasse le bonheur, c'est de la félicité et, si l'on avait tant soit peu de sens commun, on devrait se tuer sur-le-champ et en finir un bon coup."
"... il y avait la mer, mais la côte était là aussi, les chèvres escaladaient les pentes, les bosquets de citronniers étaient en vue, et l'espèce de démence que dégage leur parfum s'était déjà emparée de nous et nous liait étroitement les unes aux autres dans une frénésie d'abandon."
"... Cette lente navigation dans les rues de Poros, c'est la joie retrouvée du cheminement dans le col de la matrice. Joie presque trop profonde pour qu'on en garde le souvenir ; sorte d'hébétude voluptueuse d'idiot du village, génératrice de légendes telles que celle de la naissance d'une île, fille d'une nef naufragée. Le bateau, la passe, les murs qui tournent sur eux-mêmes, la douce ondulation frémissante sous le ventre du bateau, l'éblouissement de la lumière, la courbe verte et reptilienne du rivage, les barbes des habitants pendant aux fenêtres presque à vous toucher le crâne, sans compter le souffle d'amitié, de sympathie, de serviable sagesse qui palpite dans l'air, tout cela vous enveloppe, vous ravit tant que vous finissez par exploser comme une étoile à l'apogée de sa plénitude accomplie, tandis que votre coeur projette dans l'espace ses éclats en fusion."
"Un moment comme celui-là ne meurt pas, survit aux guerres mondiales, dépasse en durée la vie de la planète Terre.
Henry Miller, "Le colosse de Maroussi"

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